RESUME :
Au commencement fut le chaos. En Alba, une guerre interminable faisait rage depuis des siècles entre les premiers hommes et les bêtes de Crom Dubh : le dieu noir. Puis survint l'avènement du premier roi des hommes : Pendraig Rù, le roi-dragon. Il parvint à unifier sous sa bannière les clans et les tribus d'Alba, et mena la lutte contre les loups de Crom Dubh.
Enfin, après de longues années, Pendraig Rù affronta le Hurleur - l'incarnation de Crom Dubh sur Terre - à la bataille des Plaines brulées. Terriblement malmené, le roi-dragon ne dut son salut qu'à l'intervention des aigles de Lug, le dieu du ciel et de la création. Ils crevèrent les yeux du Hurleur, Pendraig Rù en profita pour le décapiter à l'aide de l'épée Calibùr : le dieu noir fut vaincu. À l'issue de la bataille, Lug exigea que Calibùr soit jetée dans les eaux et "intentionnellement perdue" afin que cette arme, sa légende et sa puissance ne puissent en aucun cas devenir l'objet de convoitises pour les générations d'hommes à venir. Et la paix s'installa enfin durablement sur Alba la Grande, "l'île bénie" où un "nouvel âge" commença, "un âge enchanté"...

CRITIQUE :
Primo, un constat : il s'agit bien d'une relecture. Universel, le mythe présente suffisamment de contradictions pour qu'un auteur ambitionne d'en concevoir sa version. En six pages, Le Gris crée une genèse convaincante probablement issue autant de recherches que de son imagination : batailles légendaires entre le bien (les premiers hommes, menés par leur champion Pendraig Rù et aidés par le dieu Lug) et le mal (les bêtes et les loups, commandés par Crom Dubh).
Puis l'histoire prend le relais : la conquête romaine et le retrait des envahisseurs. L'action se
déroule "plusieurs générations" plus tard. Les spécialistes situent la vie et le règne d'Arthur de la deuxième moitié du Ve siècle à la première du VIe : cela correspond. Voilà pour le cadre. Concernant son scénario, le "Pendragon" de Le Gris est un récit de guerre. Pourrait-il en être autrement ? Les roitelets s'affrontent entre eux plutôt que de surveiller les envahisseurs ou d'assurer la sécurité des sept royaumes. L'auteur souligne la dimension politique, il y est question d'alliances, de rivalités, de territoires et d'unité.
En ce sens, Le Gris renoue avec son approche de "Hawkmoon", dont il avait mis en exergue la facette politique. Autre aspect capital, la religion. Merlin regrette que "l'étrange religion du dieu blanc progresse chaque jour un peu plus". Et bien sûr, "Pendragon" est une histoire d'amour. À côté de cette thématique abondante, notons les caractérisations : présenté comme un mercenaire, Arthur est un homme droit et lucide qui montre une remarquable intelligence politique. Courageux, il est fin tacticien militaire. Merlin vit pour défendre sa religion, sa culture et les traditions. Pour lui, n'est-ce pas une façon de survivre et de conserver son pouvoir et son influence à travers elles ? Mordred est tel que l'on pouvait se l'imaginer ; peut-être pire encore, Le Gris accentuant sa perversité en en faisant un violeur et un régicide. Elwen est une jeune femme décidée, intelligente, pleine de bravoure et clairvoyante. Et bien sûr, il y a cette contrée, propice à la magie, que Le Gris nimbe d'une atmosphère aussi hostile que fantastique. Une épopée passionnante se profile : annonciatrice de guerres, de vengeances, de tragédies et de bouleversements. Elle demandera un léger effort de documentation au lecteur, car les notes explicatives sont insuffisantes.
Le style des dessins est d'un réalisme résolument contemporain à mi-chemin entre comics et école européenne. Les artistes optent pour le spectacle et le dynamisme : nombreuses sont les compositions formidables. Outre la conception réussie des personnages, remarquons le travail approfondi sur les décors et la richesse des arrière-plans. Les artistes ont réussi à transmettre de la majesté aux décors naturels, un souffle épique aux scènes de combat et une atmosphère lugubre à la région du mont Creux. L'œil est constamment sollicité, que ce soit par la densité de détail, l'expressivité des portraits ou la diversité des angles de prises de vues. Et pour une fois, la pellicule grisâtre de la mise en couleurs est de circonstance. Elle sied autant à l'atmosphère de tragédie latente qu'à la rudesse de cette terre gorgée de sang.
Premier tome et coup de maître. Le Gris et Dellac ont certainement tiré des enseignements de leur travail sur "Hawkmoon" pour élaborer "L'Épée perdue". Une légende repensée plutôt que réinventée, au fond, mais qui conserve toute sa dimension épique et son aspect tragique. Il reste à espérer que la suite sera à la hauteur.
INFORMATIONS : Le scénario est écrit par Jérôme Le Gris. Le Gris a aussi scénarisé la série "Horacio d'Alba" (2011-2016), entre autres. Benoît Dellac et Paolo Martinello produisent la partie graphique (crayonnés, encrage, mise en couleurs) ; la répartition précise des tâches entre les deux n'a pas été indiquée. Si Dellac a notamment travaillé sur "Notthingham", Le Gris et lui sont surtout les auteurs de "Hawkmoon" : une adaptation de "La Légende de Hawkmoon", de Michael Moorcock, chez Glénat. Martinello, lui, a réalisé la partie graphique d'un album de "Conan le Cimmérien" : "La Maison aux trois bandits" (2020, Glénat aussi).
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