RESUME BD :
Royaume de France, Langogne, dans le Vivarais, 30 juin 1764. La journée touche doucement à sa fin. Du seuil de sa maison, Louise Boulet demande à ses deux fils s'ils ont vu leur sœur Jeanne. L'un d'eux répond qu'elle n'est "pas encore rentrée avec les bêtes". Elle se tourne vers Jacques, son époux, pour lui exprimer son inquiétude : ce n'est pas le genre de Jeanne d'être en retard. Ira-t-il voir si tout va bien ? Jacques essaie de la rassurer tendrement ; qu'elle ne s'en fasse pas, il va la chercher. C'est surement un "mouton buté" qui l'a retardée. Guilleret, il invite les garçons à l'accompagner. Ils vont dire à Jeanne que "l'dîner est prêt" ; il parie qu'elle "va vite rappliquer" quand elle entendra le mot "coupétade" ! Ils quittent la ferme pour se diriger vers les collines. Après un temps de marche, ils découvrent le cadavre de leur chien, Baltus, éventré sur le sol...
NOTRE AVIS SUR LA BD :
Cette bande dessinée sur l'un des grands mystères de l'histoire de France présente une réalisation de qualité et propose un bel équilibre entre reconstitution et fiction. L'auteur retranscrit le plus souvent fidèlement les faits principaux et les détails connus, mais sélectionne aussi les évènements qu'il souhaite narrer et prend quelques libertés avec les personnages et certaines situations.
Par exemple, il consacre trois planches à Jeanne Boulet, mais fait l'impasse sur les douze mois qui suivent et les efforts du capitaine Jean-Baptiste Duhamel et ses dragons puis du louvetier Jean Charles Marc Antoine Vaumesle d'Enneval (1702-1769) et son équipage. En effet, Runberg ne démarre son intrigue qu'à la fin du printemps 1765, avec la convocation du porte-arquebuse du roi, François Antoine (1694-1771), chez Louis XV (1710-1774) par l'intermédiaire de Choiseul (1719-1785), le chef du gouvernement.
L'avantage, outre d'éviter l'écueil d'avoir à conter une succession d'échecs, est que le scénariste n'a pas à faire monter la tension : elle est déjà présente, que ce soit par les attaques de l'insaisissable et féroce "malbête" et la peur des Gévaudanais, bien sûr, mais aussi par le sentiment d'impuissance et la frustration des chasseurs (et la crainte des conséquences d'un échec sur la carrière des plus ambitieux d’entre eux), les rivalités qui en découlent et la défiance des villageois à l'égard des envoyés de la couronne. Car rapidement, cela devient une affaire d'État à laquelle il convient apporter un dénouement rapide et satisfaisant, qu'importent les entorses à la vérité. Runberg traite de nombreux aspects de cette tragique affaire - significatifs, collatéraux ou anecdotiques : il évoque un royaume affaibli par la guerre de Sept Ans (1756-1763), explique l'âpreté de cette terre bien loin de Versailles, l'émergence du courant des Lumières, la situation économique difficile de ses habitants (réquisitionnés pour les battues, les hommes sont éloignés des champs), ses résonances politiques ou encore le poids de l'âge sur l'endurance de François Antoine.
Des éléments informatifs, mais qui apportent de la consistance à l'atmosphère. Plutôt que d'énoncer des faits, Runberg utilise le jeune fils cadet d'Antoine - Robert-François - comme vecteur principal de la narration ; cela lui donne de la latitude pour façonner sa propre version de l'affaire, dont il diffuse discrètement quelques éléments. L'ensemble s'enchâsse sans faute de goût, sans friction (bien que le texte soit souvent très fourni) et sans invraisemblance majeure (certains lecteurs affirment avoir relevé quelques inexactitudes historiques). Le poids de la linéarité est imperceptible du fait des nombreux événements et protagonistes et du rythme qu'insuffle le scénariste à l'intrigue. Enfin, bien que Runberg ne prenne pas de gants avec le roi (et avec la raison d’État), cette première partie n'est pas manichéenne - c'est-à-dire les méchants nobles d'un côté et les pauvres paysans gentils de l'autre ; il y a néanmoins des jeux de pouvoirs évidents et incontournables.
Poupard propose une partie graphique globalement réussie. Il évolue dans ce registre réaliste qui caractérise la bande dessinée franco-belge contemporaine (et le style de la maison Glénat, peut-être), avec une mise en page qui combine tradition et dynamisme (par la variété des plans et l'emploi répété d'inserts), portraits et grandes scènes d'intérieur et d'extérieur (cette contrée s'y prête bien), et scènes-chocs parfois horrifiques. Décors, costumes et accessoires sont soignés et la densité de détail est très satisfaisante, ce qui n'empêche pas le dessinateur de recourir à l'artifice de la couche de couleur unie en guise d'arrière-plan pour gagner du temps. Enfin, l'artiste pèche à quelques reprises par des finitions aléatoires (la forme d'un visage, les proportions d'une anatomie), mais les protagonistes sont aisément identifiables et son découpage est d'une lisibilité irréprochable.
Quatre étoiles pour cette première partie, qui propose une bande dessinée historique de très bonne facture. Mais maintenant, le plus important est de voir comment les deux auteurs vont négocier leur conclusion, car c’est bien dans leur vision de cette ténébreuse affaire que l'amateur espère que va se révéler toute la valeur du scénario - et donc de cette minisérie.
Information :
Cet ouvrage, publié le 3 janvier 2024, chez Glénat, est le premier tome d'une minisérie intitulée "Les Griffes du Gévaudan", prévue pour être un diptyque, le titre étant annoté de la mention "1/2" en indice. Il s'agit d'un album relié (dimensions 24,0 × 32,0 centimètres, avec une couverture cartonnée). Il contient précisément cinquante-six planches, toutes en couleurs. En bonus de fin de volume figure "Ceci n'est pas une légende", une postface illustrée de cinq pages écrite par les auteurs.
C'est Sylvain Runberg qui signe ce scénario ; cet auteur prolifique est célèbre surtout pour "Orbital" (2006-2019), l'adaptation en bande dessinée de "Millenium" (2013-2017), "Clivages" (2018), "Zaroff" (2019-2023), ou "Space Relic Hunters" (2023). Il a également adapté en album "Le Peuple du cercle noir" (2019) pour la série "Conan le Cimmérien". L'Angoumoisin Jean-Charles Poupard produit la partie graphique (crayonnés, encrage, mise en couleurs) ; à son actif, "Jack l'éventreur" et "Shaaka", tome quatorze de la série "Orcs et gobelins", entre autres. Runberg et Poupard avaient déjà œuvré ensemble avant "Les Griffes du Gévaudan": sur "Le Chant des runes" (2016-2020), chez Glénat également.
[Critique faite après lecture du premier tome.] BLOG : BARBUZ