RESUME :
Melniboné, l'île aux dragons, à Imrryr, derrière les murailles et les tours de la cité : Elric est nonchalamment installé sur son trône de rubis, sa cousine et concubine Cymoril à ses côtés. Le prince Yyrkoon - cousin d'Elric - les observe de loin, plein de dédain. Il confie sa rancœur à Hammah, un conseiller bedonnant et déjà âgé. Est-ce vraiment l'empereur de Melniboné, sur ce trône ? Est-ce bien lui, "le digne descendant d'une lignée de chevalier dragons et de rois sorciers d'Imrryr", ou n'est-ce là qu'un "homme malade, abreuvé de potions et nourri de parchemins ?" Hammah l'appelle à la retenue. De toute évidence, la boisson égare le prince ; Elric n'a certes "rien d'un conquérant", mais on ne peut "douter de sa puissance". Yyrkoon s'énerve. Cet "albinos" ? Ce "philosophe" ? Serait-ce la nouvelle conception de la puissance de Hammah ? Serait-ce ce que son cousin a fait d'eux ? La gloire de Melniboné n'a pas été forgée "dans le feutre de ses bibliothèques" - mais "dans le sang, la terreur et les âmes piétinées de ses ennemis !" Les Melnibonéens : leur nom seul fit "trembler les royaumes et brisa des empires"...
CRITIQUE :
Intitulé "Le Trône de rubis", cet album sorti en mai 2013 est le premier numéro de la série "Elric", publiée chez Glénat ; elle compte quatre volumes à ce jour. Ce recueil relié (de dimensions 24,0 × 32,0 centimètres, couverture cartonnée) comprend quarante-six planches, toutes en couleurs ; c'est une énième adaptation du "cycle d'Elric", de Michael Moorcock, une œuvre-culte appartenant au registre du merveilleux héroïque, médiéval fantastique ou de l'Heroic Fantasy selon le nom choisi.
Le scénario a été écrit par Julien Blondel. Il s'est fait un nom dans le monde des jeux de rôles, entre autres. Didier Poli en a réalisé les crayonnés. Il est directeur artistique de "La Sagesse des mythes", la série de Luc Ferry. Robin Recht est chargé de l'encrage : il a produit un album de "Conan le Cimmérien", "La Fille du géant du gel", notamment. Enfin, la mise en couleurs a été composée par Jean Bastide, qui a eu en plus de cela carte blanche pour procéder à des retouches selon ses goûts.
Après les travaux de Philippe Druillet et Michel Demuth (1939-2006), de Walter Simonson, de Roy Thomas et P. Craig Russel - et bien d'autres encore, voilà une nouvelle adaptation du "cycle d'Elric", l'œuvre la plus connue de Moorcock. En préface, celui-ci affirme "sans réserve" que cette version rejoint sa vision originale "au plus près". La légitimité est donc assise par l'écrivain lui-même ; rien à dire - d'autant que les quelques ajustements proposés par Blondel ont été également validés par Moorcock. De toutes les adaptations, c'est probablement la plus complète, la plus proche du matériau d'origine.
Les quatre premiers albums forment un cycle intitulé "Melniboné" (réunis en intégrale) ; d'autres devraient suivre. Ici, en cinq planches d'introduction, Blondel explique le contexte et l'histoire de Melniboné et de son peuple et revient sur l'ascendance d'Elric. Pour celui qui découvrit la saga bien avant cet album, ce rappel est bienvenu, tout y est dit, et c'est d'autant plus intéressant que la narratrice de ces pages n'est autre que Stormbringer, l'épée maudite - bien qu'elle ne soit ni nommée ni montrée. Les grands éléments centraux sont rapidement mis en place : la décadence de l'empire, la rivalité entre Elric et son cousin, la faiblesse physique d'Elric, la tentative d'invasion, la bataille, la traîtrise d'Yyrkoon...
Tout cela s'enchaîne assez vite, peut-être trop, la narration de Moorcock étant généralement très étirée et plus propice à une forme d'onirisme. Les évènements sont aussi compressés qu'il le faut pour rentrer en quarante-six planches : le lecteur à l'impression que tout se déroule en une longue séquence qui dure à peine une journée. Les caractérisations sont conformes à ce que le lecteur pourrait attendre ; s'il s'agit parfois d'archétypes (Yyrkoon), elles sont plus complexes pour Elric, antihéros à la santé fragile. Quant à Cymoril, les auteurs avaient souhaité rendre la princesse "plus melnibonéenne" ; c'est mieux, à défaut d'être entièrement convaincant. Malgré ces légères faiblesses, l'exercice de l'adaptation est ici particulièrement abouti, et Blondel, s'il a dû choisir puis trancher dans le matériau d'origine, ne s'est point trompé dans ses choix.
La partie graphique étonne. Chaque artiste complète le travail de l'autre, pas dans une logique de productivité, mais comme un enrichissement, selon les auteurs. Les influences sont claires, Philippe Druillet, Olivier Ledroit, "Hellraiser". Le découpage est cinématographique, les décors sont marquants, baroque et décadence suintent d'Ymrrir, capitale gothique, cyclopéenne et grandiloquente. Une atmosphère crépusculaire permanente, tandis que les scènes d'actions sont mues par le souffle épique nécessaire. Les auteurs expliquent que le trait plus rond de Poli (en bon ex-Disney) est compensé par l'âpreté de celui de Recht. Néanmoins, il y a de nombreuses cases où ces rondeurs subsistent, notamment au niveau des yeux et du visage de Cymoril. Il y a enfin une véritable réflexion sur la mise en couleurs, qui privilégie les teintes rougeâtres (le sang, le trône de rubis), noirâtres (les armures, la nuit, les ombres) et blanchâtres ou grisâtres (l'argent de la chevelure d'Elric, son teint d'albâtre).
C'est une première adaptation hautement qualitative que propose "Le Trône de rubis" ; le résultat se démarque très facilement du matériau existant. Dès lors, on peut aisément affirmer - sans ambages - qu'il s'agit là de l'adaptation la plus réussie de la franchise à ce jour... en espérant que la suite soit du même acabit, toutefois.
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